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L’hommage de la Sorbonne à Béji Caïd Essebsi

La vice-Présidente de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, a fait un très bel éloge du président de la république, Béji Caid Essebsi, décédé jeudi 25 juillet 2019, le défunt ayant étudié à la Faculté de Droit de Paris de 1949 à 1952, publié sur le site Leaders.

Le 7 avril 2015, il y est retourné afin de lui remettre le doctorat honoris causa et ses insignes en présence de nombreuses personnalités. C'était Philippe Boutry, Président de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, qui le lui avait remis.

"C’est une des traditions les plus marquantes à Paris 1 que de décerner le titre de docteur honoris causa, non pas seulement à des universitaires pour leur œuvre scientifique, mais aussi à des chefs d’état ou des responsables politiques pour leur engagement. (…) Tous ont eu à accompagner leur pays dans des périodes de transition difficile et à le conduire dans sa marche vers la démocratie et l’état de droit. C’est sur ce même chemin qu’il vous incombe aujourd’hui d’emmener la Tunisie. Nous espérons par la cérémonie de ce soir vous exprimer notre respect et notre soutien dans ce cheminement.

 

 

Vous quittez Paris à la mi-juillet 1952 après vos examens de licence, et vous rentrez à Tunis où vous commencez une carrière d’avocat – dans le feu de la résistance, écrivez-vous. Vous allez en effet faire vos premières armes au barreau en défendant les militants de l’indépendance de la Tunisie devant les tribunaux militaires français. Vous passez, écrivez-vous encore, vos matinées au tribunal et vos après-midi à la prison. Autres croisements : vous plaiderez parfois avec des avocats français qui sont autant de grands noms du barreau : Maurice Garçon, Pierre Mendés-France, Leo Hamon, Jacques Isorni…

Vous êtes un avocat à l’éloquence incontestée. Tous vos procès, vous les gagnez, et si l’on en croit la rumeur publique, tous les militants que vous avez défendus ont été acquittés. Dans votre livre de mémoires, le bon grain et l’ivraie, j’ai relevé ces passages qui me semblent exprimer de façon particulièrement éclairante comment vous voyez les relations de la Tunisie indépendante avec l’ancienne puissance coloniale. Je vous cite. Vous opposez le colonialisme en tant qu’ordre politique pervers et la nation française, porteuse d’une philosophie morale et politique de liberté, d’égalité et de progrès (p. 234). Un peu ironiquement, vous soulignez que vous (les Tunisiens) avez combattu le colonialisme en vous fondant sur les principes de l’adversaire lui-même. Et vous poursuivez : « si notre adversaire a dû admettre lui-même la justesse de notre cause, c’est pour mieux se plier à ses propres principes » (p. 404). Je partage votre conviction : les principes, quand on les prend au sérieux, sont les plus sûrs guides de l’action.

 

 

Juriste, vous êtes d’abord un homme politique. Ce qui frappe quand on regarde votre longue carrière, c’est la force de vos engagements et la cohérence de vos choix. Compagnon de longue date d’Habib Bourguiba, vous êtes avant tout un esprit libre et fidèle à vos convictions. Lorsque vous êtes en désaccord avec votre président ou avec le gouvernement, vous quittez vos fonctions. Ainsi en 1972 vous démissionnez de vos fonctions d’ambassadeur à Paris parce que vous constatez que la nécessaire démocratisation des institutions tunisiennes est en panne. En 1994, vous vous retirez de la politique. Et quand vous quittez vos fonctions, vous revenez tout simplement à votre robe d’avocat. Comportement si rare, si on en juge par les mœurs françaises, qu’à soi seul, il mérite notre admiration.


Au cours d’une carrière particulièrement riche et mouvementée, vous avez été successivement, ministre de l’intérieur, ministre de la défense, ministre des affaires étrangères, ambassadeur à Paris et à Bonn, membre du Conseil constitutionnel, président de la Chambre des députés. L’un des moments les plus forts de votre histoire se situe en 1985, alors que vous êtes ministre des affaires étrangères. Précisément le 4 octobre 1985. A la suite de l’opération Paix en Galilée menée par Israël au Liban en 1982, la direction de l’OLP a dû se retirer en Tunisie. Le 1er octobre 85, l’aviation israélienne bombarde le quartier d’Hamman Chatt, où les palestiniens sont installés. Le 4 octobre, vous obtenez le vote, par le conseil de sécurité de l’ONU, d’une résolution qui condamne cette action israélienne comme une agression caractérisée. La résolution est votée par 14 voix pour et une abstention. Les Etats- Unis se sont abstenus. C’est la seule fois dans l’histoire des nations unies que les états unis n’ont pas opposé leur veto à une résolution condamnant Israël. Le succès diplomatique pour la Tunisie est éclatant.

En fait, il me semble que, pour vous, le droit est une force et vous croyez dans la force du droit. Comme le montre l’épisode que je viens de raconter, vous croyez en la force du droit pour assurer le droit des peuples, la stabilité dans les relations internationales, le règlement pacifique des conflits. Avec Bourguiba, vous avez cru dans la force du droit pour affirmer l’indépendance de la Tunisie en prenant appui sur la légalité internationale. Vous avez cru dans la force du droit pour édifier un état, que vous vouliez d’abord stable et indépendant, moderne, civil. Là-dessus aussi, vous vous expliquez clairement dans vos mémoires : pour la Tunisie dites-vous, la notion d’état est centrale. Et si je vous lis bien, derrière l’état, c’est aussi la nation, dont l’état est l’expression, qui dans votre esprit est centrale. A votre manière, vous êtes un peu le disciple d’Ernest Renan. En tout cas, garantir l’indépendance nationale, c’est pour vous d’abord refonder l’état. En témoigne l’importance que vous avez toujours accordée aux questions constitutionnelles.

 

Vous avez été membre du premier conseil constitutionnel, créé en Tunisie en 1987, et vous avez soutenu avec constance la démocratisation des institutions. Et lorsque vous prenez la tête du gouvernement provisoire après le 14 janvier 2011 – ce 14 janvier que personne n’avait vu venir, selon le mot d’un de nos collègues de l’université de Tunis - votre première préoccupation est d’appeler à rompre avec la constitution ancienne et de convoquer une assemblée constituante, aux travaux de laquelle vos propositions serviront de base. Vous avez assuré dans la paix des élections libres et transparentes, premier acte dans la marche vers la démocratisation.

Vous croyez encore à la force du droit pour assurer le développement de la Tunisie et réformer la société en profondeur. De cette force là, témoigne les réformes d’ampleur considérable qui ont été engagées dés lendemain de l’indépendance, et qui ont contribué si fortement à l’émancipation de la société tunisienne. Une révolution par la loi, pour reprendre une formule du doyen Carbonnier. Réforme de l’organisation familiale et du statut de la femme par le code du statut personnel, réforme de la justice par l’unification du système judiciaire, réformes économiques, par exemple par l’abolition de ces biens de main morte qu’étaient les habous…

Le bon grain de la liberté l’a finalement emporté
Et aujourd’hui encore, c’est parce que vous croyez à la force du droit pour construire des institutions démocratiques et renouveler la dynamique de développement de la Tunisie que vous avez entrepris, avec l’appel de Tounès, de fédérer les forces réformatrices et de repartir dans l’arène politique en acceptant le 8 juillet 2014 d’être le candidat à la présidence de la République du parti Nidaa Tounes.

Le bon grain de la liberté l’a finalement emporté, disiez vous récemment. Nous le savons tous, cependant, beaucoup reste à faire et le chemin est ardu. Le 18 mars dernier 22 personnes sont tombées au musée du Bardo sous des balles terroristes. Deux mois plus tôt 17 personnes avaient été tuées à Paris dans un attentat de même nature. Des deux côtés de la Méditerranée, ce sont bien nos libertés fondamentales qui sont mises en cause, sous leurs formes les plus concrètes : liberté d’expression, liberté religieuse, liberté d’aller et venir tout simplement. Encore un croisement, tragique celui-là, qui démontre combien le destin de nos deux pays est indissolublement lié. Formons ensemble le vœu que l’ivraie de la violence ne parvienne pas à étouffer les germes fragiles de la liberté et du droit, et que, derrière vous, la jeunesse tunisienne sache relever le flambeau que vous avez allumé."

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